Samedi 5 novembre 2011

Cette affaire d'euro m'occupe depuis 20 ans; exactement depuis un colloque qu'organisa Paul-Marie de la Gorce au Sénat, dans les premiers jours de décembre 1991; ce colloque avait pour but de disséquer le contenu du traité qui allait être quelques jours plus tard signé à Maestricht ; je me souviens parfaitement de mon retour à pieds, dans la nuit de Paris, effrayé par ce monstre qui allait s'abattre sur mon pays. Le scénario fédéraliste qui s'enclenchait m'avait d'abord fait peur pour la langue française, dont je devinais qu'elle serait broyée par ces nouvelles machines; puis pour la monnaie, instrument majeur de toute politique économique; puis la politique étrangère commune -titre V du traité auquel j'allais consacrer cinq ans plus tard un livre: "l'Europe vers la guerre". Vingt ans ont passé : la langue se noie lentement, la politique étrangère commune a viré au fiasco, la France et l'Europe sont aux mains de l'OTAN quant à leur défense, notre instrument de défense est en pitoyable état, notre diplomatie est paralysée… Et bien entendu cette affaire d'euro, elle aussi, tourne sous nos yeux à la pantalonnade….

Cet épisode européiste fut la grande affaire de ma génération, et la principale cause de mon engagement politique; ce fut ma grande cause; pourtant avoir eu raison ne provoque en mon cœur qu'amertume. Entre autres enseignements, elle aura confirmé jusqu'à la caricature la règle, qui vaut pour toute la vie, qu'on a toujours tort d'être pessimiste : non que la réalité ne vienne souvent vous donner raison; mais c'est justement d'avoir eu raison que l'on a presque toujours à se plaindre. Prévenez-vous optimistes et idéologues de leurs égarements, ils vous prennent pour un rabat-joie, un aigri, un attardé qui ne saisit décidément pas l'esprit du temps. Les faits confirment-ils, l'un après l'autre, vos préventions, vous n'aurez été qu'un oiseau de mauvais augure, triste sire qui n'a jamais rien de neuf à proposer - infâme, le bonhomme qui se récrie parce qu'on incendie sa maison : il n'a de toute façon pas de plan B. S'ajoute que tout pessimiste, qui a davantage pitié des hommes que de lui-même, se reprochera de n'avoir pas su agir pour empêcher les malheurs qu'il avait si bien prévus, et dont l'accumulation creuse à mesure son chagrin - ou la joie mauvaise d'avoir eu raison contre tous, qui est le suprême chagrin. Pire encore quand ceux qui l'ont méprisé se font un triomphe de leur échec et se prétendent seuls capables d'y porter remède. Ils connaissent, eux, la boutique : cela s'appelle l'expérience…